Lecture analytique : L'assommoir, le festin de Gervaise, Zola



Texte 8 : Le festin de Gervaise




  L'assommoir, "le festin de Gervaise", Zola (1877) 



   

             Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette ; c'est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s'être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée ; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. C'était même touchant de regarder cette gourmande s'enlever un bout d'aile de  la bouche, pour le  donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c'est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s'arrêter, parce qu'elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour  avoir trop mangé d'oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n'était pas une femme. Est-ce que l'oie avait jamais fait du mal à quelqu'un ? Au contraire, l'oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner,  il s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un   gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! nom de Dieu ! oui, on s'en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n'est-ce pas ? et si l'on ne se paie qu'un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en fourrer jusqu'aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces  pareilles à des derrières, et  si rouges, qu'on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. Et le vin donc, mes enfants, ça coulait autour de la table comme l’eau coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre à soif.




Intro :
                    L’Assommoir est un roman de Zola. Zola est un auteur du réalisme et du naturalisme. Le réalisme est un mouvement de la deuxième moitié du XIXème siècle. Il consiste à présenter la réalité comme elle est, montrer le réel, peindre le monde tel qu’il est et parler des classes populaires.  Le naturalisme, des  années 1880, Zola va encore plus loin en attribuant à la littérature un rôle scientifique. L’Assommoir est un roman de la série des Rougon-Macquart. Zola peint la société de son époque et s’intéresse à l’hérédité et à la misère sociale en dressant le portrait de toute une famille. L’Assommoir centré sur le personnage de Gervaise, pauvre blanchisseuse qui s’en sort en se mariant avec Coupeau, pour mieux retomber plus bas plus tard dans le récit. L’extrait se situe au milieu du roman : l’ascension sociale du personnage est à son comble. Gervaise organise un repas pour ses voisins. En quoi le repas de Gervaise dévoile-t-il la vision du monde ouvrier que cherche à nous donner Zola ?


I-                    Un festin . . .
a)      Des mets délicats
-          Champ lexical de la nourriture délicate. Omniprésence de mets couteux. Seule la viande est évoquée.
-          Evocation de la volaille de façon précise, dans le détail « blancs » « carcasse » « bout d’aile » « croupion » « os » « peau ». Impression de ne pas en perdre une miette
-          Chiasme : on mange cette oie jusqu’au bout
-          Comparaison l.25 : « comme un dessert », évoque la gourmandise, idée de délice
-          Verbes liés au plaisir « adorait » « aimait »
-          Hyperbole valorisante « toute rose de nourriture »
Elle est rose de plaisir, mais surtout rose d’avoir trop mangé.



b)      L’abondance
-          « trop » « tant » « si » « assez » : adverbes d’intensité
-          Adjectifs qui évoquent la quantité « gros » « tout » « toute » « entier »
-          Déterminant « chaque »
-          Choix de l’imparfait qui a une valeur durative
-          Hyperboles qui témoignent de la quantité : tout est exagéré
-          Gradation hyperbolique l.13 : appétit insatiable
-          Métaphore l.32 : implosion
-          L.25 : comparaison du vin
-          Pronom « ça » l.20 dévalorise la nourriture
Des personnages incapables d’apprécier les bonnes choses, sans éducation. Caractéristiques qui se dévoilent à travers la manière de manger des protagonistes.

II-                  . . .  qui construit les personnages . . .
a)      Des Caractères
-          Gervaise, la généreuse gourmande :
- « Gervaise …coudes » rythme binaire qui témoigne de sa gourmandise
- « cette gourmande » périphrase
- « ne parlant pas de peur de perdre une bouchée » hyperbole soulignée par l’allitération en « p »
- « si gentille et si bonne » rythme binaire + anaphore en si + synonymes « gentille » « bonne »
-          Coupeau, le généreux : « Coupeau se fâcha et servi un haut de cuisse à Virginie » hyperbole
-          Goujet, le gourmand : « s’emplissait trop lui-même » hyperbole
-          Les Lorilleux, les jaloux : « passaient leur rage sur le rôti » métaphore + allitération en « r »
-          Boche, le séducteur infidèle
-          Clémence, la fille légère : « suçait » « croupion » : connotations
-          Poisson, le rabat-joie : « jetait à sa femme des regards sévères »

b)      Les relations entre les personnages
-          Attirance Gervaise/Goujet :
- « un peu honteuse … ainsi » : rythme binaire -> pensées de Gervaise
- « si gentille et si bonne » : style indirect libre -> pensées de Goujet
- « c’était même touchant »
-          Attirance Clémence/Boche :
- hyperbole « en se tordant de rire »
- euphémisme « indécences »
-          Rancune, jalousie Lorilleux/Gervaise : « afin de ruiner la Banban du coup » style indirect libre
Plus que des personnages, ce sont des types sociaux du peuple qui nous sont présentés lors de ce repas.

III-                 …. Qui sont le reflet d’une société
a)      L’animalité
-          Onomastique : Poisson, Putois, Lerat : noms d’animaux. Le Naturalisme a un gout particulier pour les instincts humains.
-          Automatismes : « la carcasse est le morceau des dames » : présent de vérité générale ; « l’oie  guérissait les maladies de rate » : évoque une croyance populaire
-          Comparée à un animal « gloutonne comme une chatte »
-          Comportements à table : « s’enlever le bout » « en arrachait la viande » « grattaient des os »
-          « abêti » : bête + « gésier »
Impression d’assister à un festin de bête plus que d’êtres humains. Zola dépeint le petit peuple de Paris au 19ème.

b)      Le petit peuple
-          La métaphore « personne de la société … conscience » : repos exceptionnel
-          « faces pareilles … prospérité « : comparaison gens riches
-          « lui dont le gésier avait perdu le gout de pain » euphémisme, il ne peut plus manger de pain. Faim, souffrance, vieillesse.
-          Argot, lexique familier : « godiche » « bâfrer » « collé » « gloutonne » « on s’en flanquera une bosse » « gueuleton » …
-          Style indirect libre : ajoute de l’oralité, on a l’impression d’entendre le peuple.
-          Jurons « Tonnerre de Dieu » « Nom de Dieu »
-          Expressions familières « mes enfants » « vrai » « par exemple »
-          Milieu ouvrier frappé par l’alcoolisme -> fin du texte

Conclusion :
Derrière les aspects comiques de ce festin gargantuesque et de ses personnages-type le lecteur ne doit pas se tromper : c’est un réel portrait de la société du 19ème siècle que nous donne à voir et à entendre Zola. Le Naturalisme en tant qu’exploration scientifique du monde à travers  la littérature est bien là. Nous sommes plongés au milieu de ce monde ouvrier parisien et le repas, acte simple et quotidien, devient lieux d’expériences sociologiques. La vérité crue apparaît, ce qui explique la polémique suscitée par le roman lors de sa parution.