Texte 9 : La madeleine, le met fondateur de l’entreprise Proustienne
La madeleine
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui
n’était pas le théâtre et la drame de mon coucher, n’existait plus pour moi,
quand un jour d’hiver,
comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa
de me faire prendre, contre mon habitude, un
peu de thé. Je
refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya
chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites
Madeleines qui semblaient avoir été moulés
dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne
journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une
cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à
l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau
toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se
passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé,
sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la
vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même
façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt
cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir
médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je
sentais qu’elle était liée au goût du thé
et du gâteau,
mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être
de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je
bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une
troisième qui m’apporte un peu
moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble
diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en
moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment,
avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas
interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact,
à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la
tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais
comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même;
quand lui, le chercheur, est tout
ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui
sera de rien. Chercher? pas
seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore
et que seul il peut réaliser,
puis faire entrer dans sa lumière.
Et je
recommence à me
demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune
preuve logique, mais l’évidence de
sa félicité, de
sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux
essayer de le faire réapparaître.
Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la
première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle.
Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation
qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la
ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles
et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon
esprit qui se
fatigue sans réussir, je le force
au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à
autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième
fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente
de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se
déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement;
j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui
palpite ainsi au fond de moi, ce
doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre
jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin,
trop confusément; à
peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable
tourbillon des couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui
demander comme au seul interprète possible, de me traduire
le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander
de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé
il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma
claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant
identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de
moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu
peut-être; qui sait s’il remontera jamais de
sa nuit? Dix fois
il me faut recommencer, me
pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche
difficile, de toute œuvre important, m’a conseillé de laisser cela, de boire
mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de
demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je
ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans
sa chambre, ma tante Léonie
m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de
tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y
eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu
depuis, sans en manger,
sur les tablettes
des pâtissiers, leu image avait quitté
ces jours de Combray pour se lier à
d’autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si
longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les
formes, —et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel,
sous son plissage sévère et dévot—s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient
perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la
conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des
êtres, après la destruction des
choses, seules, plus frêles mais
plus vivaces, plus immatérielles, plus
persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la
ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque
impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul
que me donnait ma tante (quoique je ne
susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce
souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue,
où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit
pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses
derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là); et avec la maison,
la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire
des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu
où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de
petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés
s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des
fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même
maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M.
Swann, et les
nymphéas de la Vivonne,
et les bonnes gens du village et leurs petits logis
et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela que prend forme et
solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Intro :
Nous allons étudier la fin du chapitre 1. L’extrait évoque
l’émergence d’un souvenir à partir d’une madeleine trempée dans du thé. En quoi
la dégustation banale de ce petit gâteau est elle l’occasion pour l’auteur de
dévoiler le fonctionnement essentiel du roman ?
I-
Gros plan sur la
madeleine, l’explosion des sens
a) La vue et le toucher
-
Champ lexical de la vision « vue »
« aperçu » « leur image » « les formes »
-
Périphrase « petit coquillage de
pâtisserie » : insiste sur la forme rainurée du gâteau
-
« si grassement sensuel sans mon plissage
sévère et dévot » personnification de la madeleine, antithèse entre
« sensuel » et « dévot »
-
Comparaison entre la madeleine et un jeu
japonais l.41-47 + évocation de 4 verbes qui évoquent l’aspect de la madeleine
-> caractère presque magique
Mais pour prendre forme les papiers doivent être trempés
dans l’eau tout comme la vie doit être complétée par le gout et l’odorat.
a) Le goût et l’odorat
-
Champ lexical du gout et de l’odorat
-
« ce gout c’était celui du petit morceau de
madeleine » forme emphatique souligné par une allitération en [ce]
-
« plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles » : anaphore de plus +
comparatif de supériorité montre que les saveurs sont puissantes
-
« l’odeur et la saveur restent encore longtemps
comme des âmes »
-
« à se rappeler, à entendre, à
espérer » accumulation anaphorique + longévité saveur
Ce sont de ces sensations que vont naître les souvenirs
d’enfance de narrateur et non de la pensée consciente.
II-
L’enfance qui ressurgit
a) Des habitudes anciennes
-
L’imparfait à valeur d’habitude
« j’allais » « sortait »
-
Complément circonstanciel du temps qui marque
les rituels de la jeunesse passée « le dimanche matin » « avant
l’heure de la messe » « avant déjeuner »
-
Rituel social de la politesse : paroles
rapportées de l’enfant « quand j’allais lui dire bonjour »
-
Docilité de l’enfant : le narrateur enfant
est très souvent complément d’objet, il subit l’action, il est le patient de
l’action et non pas le sujet « m’offrait » « on
m’envoyait »
Ces habitudes sont associées au décor où le personnage a
passé son enfance.
b) Les décors de la jeunesse
-
« ces jours de Combray » :
contexte spatio-temporel, rappel du titre
-
Périphrases « la vieille maison grise sur
la rue » « petit pavillon » « la maison » designe la
maison de l’enfance
-
« la maison … les chemins » (l.37-39)
-> accumulation description précise de la géographie de cette ville
d’enfance
-
Comparaison l.34
-
Gradation l.50 + « et » à valeur
d’ajout -> on vit les pensées telles qu’elles arrivent dans la tête du
narrateur
La mémoire et le souvenir jouent donc un rôle essentiel dans
la construction du paysage et dans l’ensemble du roman.
I-
Le souvenir comme
principe d’écriture
a) La réminiscence de la mort du souvenir à sa renaissance
-
Expressions de temps « tout à coup » « des
que » « aussitôt » : insistent sur la vitesse de l’émergence
du souvenir
-
L.47 « et » + accumulation des fleurs
-> accélère le rythme du souvenir
-
Personnification l.17 : « ensommeillée »
« conscience » -> elle évoque une sorte de vague de souvenirs
-
Métaphore filée reposant sur les champ lexical
de l’abandon « abandonné » l.13-14-15+ « ruine de tout le reste »
« destruction »
-
Personnification l.11 « Leur image …
Combray »
b) Roman autobiographique, autofiction ?
-
1ère personne singulier : « je »
« m’ » + déterminants possessifs « ma » « mes »
-
Evocation des êtres chers « famille » « tante »
« Swann » « notre jardin »
-
Evocation des lieux « Vivonne »
-
Deux temporalités typiques de l’autobiographie :
le temps de l’enfance, du passé et le temps de l’écriture, temps du présent,
passé composé
-
Métaphore finale qui symbolise l’art de Proust
(l.51) : Toute son œuvre est sortie des simples souvenirs de l’autre.
Conclusion :
A partir d’une simple madeleine c’est toute l’enfance du
narrateur qui ressurgi mais c’est aussi tout un roman qui s’écrit. Le petit gâteau
symbolise les souvenirs par lesquels Proust a fondé son entreprise littéraire.
A la recherche du temps perdu, titre de l’œuvre titanesque passe par la
mémoire. Et ce n’es qu’à la fin de se travail de mémoration que Proust rattrape
le temps de sa vie écoulée et peut intituler son dernier tome « Le temps
retrouvé ».