Dissertation, La Fontaine
Sujet : Dans « Le Pâtre et le Lion », qui ouvre
le livre VI des Fables, La Fontaine écrit : « Les fables ne
sont pas ce qu'elles semblent être./Le plus simple animal nous y
tient lieu de maître./Une morale nue apporte de l'ennui;/Le conte
fait passer le précepte avec lui./En ces sortes de feinte il faut
instruire et plaire,/Et conter pour conter me semble peu d'affaire. »
Pensez-vous,
comme le fabuliste, que la littérature puisse instruire et plaire
tout à la fois?
(Intro°) Dans
Phèdre, Platon met en scène Socrate devisant avec le
jeune homme. Il l'amène à comprendre que l'éloquence doit
s'appuyer sur la réalité et être au service de la vérité. Dès
l' Antiquité, l'art du langage apparaît donc comme le moyen
d'instruire. C'est d'ailleurs cette visée de la littérature que La
Fontaine défend dans « Le Pâtre et le Lion », premier
apologue du livre VI des Fables de 1668. Il y affirme
que « Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être./Le
plus simple animal nous y tient lieu de maître./Une morale nue
apporte de l'ennui;/Le conte fait passer le précepte avec lui./En
ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,/Et conter pour
conter me semble peu d'affaire. » La fiction de la fable
servirait donc l'enseignement qu'elle porte et, inversement, la leçon
apporterait un intérêt supplémentaire au conte. Divertissement et
enseignement se nourriraient donc l'un l'autre, au sein de la même
oeuvre, et l'un sans l'autre ne comporterait qu'un faible intérêt.
Cette réflexion de La Fontaine soulève donc la question du rôle
de la littérature : dans quelle mesure l' oeuvre littéraire
peut-elle être à la fois source de plaisir et moteur de réflexion
pour le lecteur? Il s'agira tout d'abord d'analyser comment le livre
peut concilier une double visée, divertissante et argumentative,
pour ensuite montrer que l' écrivain peut aussi avoir un rôle
purement engagé, et séparer son art de ses combats. Enfin, le
plaisir esthétique sera étudié afin d'interroger ce qu'il apporte
au lecteur, même lorsqu'il ne se veut pas didactique.
I) Comme
La Fontaine l'affirme, certains textes littéraires rendent
compatibles l'enseignement et le plaisir de la lecture. Ainsi,
certains font passer l'idée qu'ils portent grâce au divertissement.
D'autres encore comportent un sens profond qui se loge au sein de la
beauté esthétique de l' oeuvre. Enfin, certains ouvrages se
montrent d'une grande efficacité argumentative parce qu'ils savent
toucher le lecteur.
I)A) De
nombreux auteurs choisissent d'instruire leur lecteur tout en
l'amusant. La leçon est ainsi plus agréable et marque
davantage. C'est ce que fait Molière pour dénoncer les travers de
la société du XVIIème siècle. Par ses comédies, il fait rire
son public et l'amène à réfléchir, dans la gaieté, aux défauts
de la société. Ainsi dans le Bourgeois Gentilhomme,
M. Jourdain est ridiculisé car il veut absolument devenir noble. Le
dramaturge se moque, par le biais de son personnage, des ambitions
aristocratiques absurdes de son temps et raille les profiteurs, tout
en dénonçant les mariages arrangés. Au siècle suivant, Voltaire
choisit lui aussi de distraire son lecteur pour l'amener à réfléchir
sans l'ennuyer. Dans son conte philosophique Candide,
il dresse un portrait élogieux de la guerre et des massacres qu'elle
engendre, qui ne peut que faire rire. L'ironie y est grinçante
lorsqu'il affirme que « rien n'était si beau, si leste, si
brillant que les deux armées ». Cet inattendu éloge contraste
avec le massacre d'êtres humains sur le champ de bataille et la
terreur qui envahit alors le personnage éponyme. En lisant les
aventures de Candide, nous éprouvons ainsi le plaisir de la lecture,
mais aussi celui de la réflexion qu'elle motive, contre la guerre.
Maupassant quant à lui nous instruit sur la société du XIXème
siècle par l'image qu'il en laisse dans ses contes réalistes comme
les Contes du jour et de la nuit ou Toine.
Sur le mode comique, cette dernière nouvelle dresse ainsi un paysage
naturaliste de la campagne normande du temps de Maupassant et nous
informe des réalités sociales du XIXème siècle tout en nous
faisant passer un agréable moment. Le patois et les situations
créent ainsi un effet comique qui nous instruit de manière agréable
sur la vie à l'époque de l'auteur. La leçon passe mieux
lorsqu'elle est amusante, La Fontaine l'a lui aussi bien compris et
en fait la démonstration dans sa préface des Fables :
l'histoire de « Crassus allant contre les Parthes » est
bien moins captivante que sa version allégorique du « Renard
et le Bouc ». La transposition animalière rend le récit
amusant et la morale, quoiqu'identique, est bien mieux assimilée
lorsqu'elle passe par un récit divertissant : « En toute chose
il faut considérer la fin ».
I)B) C'est
toujours par cet apologue que le fabuliste nous prouve que la
conciliation entre instruire et plaire passe aussi par la beauté
esthétique. En effet, au livre III du recueil, La Fontaine nous
propose la version versifiée du « Renard et le Bouc ».
Le récit enjoué de la préface se mue alors en véritable poème.
Les sonorités et les effets de rythme rendent la personnification
encore plus agréable. Le plaisir n'est plus divertissement mais
appréciation de l'art des vers. Dans « le Cygne et le Cuisinier »,
le fabuliste rappelle encore cette conception et ce pouvoir qu'il
attribue à la littérature : le cygne sauve sa vie grâce à son
chant, analogue à la parole poétique. La morale affirme cette
puissance de la beauté des lettres : « Le doux parler ne nuit
de rien », il peut en effet être le vecteur de messages très
profonds. La leçon passe par la beauté des vers. La Fontaine
s'appuie ainsi sur la volonté du poète latin Horace qui prône
dans son Art poétique la théorie du « placere
et docere », instruire et plaire. Le lecteur séduit par un
langage esthétique peut être plus apte à entendre le message de
l'auteur. C'est sur cette fonction de l'art qu'ont compté les poètes
de la Résistance, pendant la seconde guerre mondiale. Aragon, Desnos
ou encore Paul Eluard ont ainsi mis leur art au service de la lutte.
Certains poèmes imprimés clandestinement étaient ainsi diffusés
en territoire occupé. Ces feuillets visaient à redonner espoir aux
Français. Eluard clame d'ailleurs le rôle que la poésie doit jouer
dans les combats de son pays dans un ouvrage collectif intitulé
L'Honneur des poètes. Cette beauté esthétique
porteuse d'un discours argumentatif passe aussi par d'autres
pratiques artistiques. Ainsi, le peintre Picasso, en réaction aux
bombardements pendant la guerre civile espagnole, propose une immense
toile dont chacun se souvient : Guernica. L'utilisation
du noir et blanc, les lignes dynamiques et les figures humaines et
animales destructurées suggèrent la violence des combats. L'art qui
se déploie sur la toile devient ainsi porteur du message de paix du
peintre. Le discours didactique passe grâce à l'esthétique du
tableau, qui suscite chez le spectateur de vives émotions.
I)C) En
effet, si l' oeuvre d'art peut à la fois instruire et plaire, c'est
qu'elle est apte à toucher le lecteur. L'artiste a
ce pouvoir de provoquer des sentiments très forts à travers ses
écrits. Le roman de Camus intitulé La Peste, peut
ainsi se lire comme un apologue retraçant l'expansion des fascismes
dans l'Europe des années trente jusqu'à la seconde guerre mondiale.
La peste qui envahit la ville d'Oran, prenant en otage des habitants
innocents, est analogue à la montée du nazisme. Les ravages causés
sur les innocents ne peuvent que toucher profondément le lecteur. Au
centre du roman, Camus retrace ainsi l'agonie et la mort d'un enfant,
n'épargnant aucun détail sordide. Le registre pathétique à l'
oeuvre dans ce passage suscite la pitié et l'indignation du lecteur,
appelé à la révolte contre cette injustice. C'est aussi la
compassion que Voltaire cherche à faire naître chez le lecteur de
Candide, dans l'épisode dit du « Nègre de
Surinam ». L'esclave que rencontre le héros est ainsi en
position humiliante, allongé par terre et à moitié nu. Par
ailleurs, il est mutilé : il lui manque un bras et une jambe, que
son maître lui a tranchés. Le lecteur du XVIIIème siècle,
scandalisé par cette image d'une grande violence, ne peut qu'être
amené à réfléchir sur la légitimité de l'esclavage. C'est dans
cette même lutte que s'engage Condorcet dans son Discours sur
l'esclavage des nègres. L'ouverture de cet essai n'est pas
divertissante mais peut instruire et plaire parce qu'elle touche le
lecteur. En effet, l'auteur s'y adresse directement aux esclaves
qu'il plaint et dont il prend la défense, sous la forme épistolaire.
Cet élan d'humanisme peut être bouleversant pour le lecteur et
l'amener à se positionner à son tour contre l'esclavage. Plus
récemment, dans les années cinquante, Aimé Césaire nous amène à
réfléchir contre la colonisation dans son Discours sur le
colonialisme. L'implication forte du poète de la Négritude
dans son pamphlet capte notre attention. Le lecteur est ainsi happé
par la puissance du texte. Les ravages de la colonisation qu'il
dénonce sont mis en valeur par de nombreux procédés oratoires qui
résonnent dans la tête du lecteur, le menant, après l'émotion
première, sur la voie de la réflexion.
L'auteur
peut donc instruire et plaire à la fois : le plaisir se met alors au
service de la visée didactique dans le divertissement que peut
constituer la lecture. L' oeuvre littéraire se fait aussi puissant
vecteur de valeur par sa beauté esthétique, propice à susciter des
émotions chez le lecteur. Certains auteurs cependant choisissent de
dissocier leur pratique artistique de leur engagement personnel.